Les ascensions de Michel Wintsch

La montagne sacrée


En 1973, le scénariste, performer et écrivain chilien Alejandro Jodorowsky réalise « la montagne sacrée », film à la fois surréaliste et métaphysique, qui plonge ses racines dans les arcanes du tarot, et raconte les tribulations d’un voleur vagabond à la recherche de l’immortalité. Celle-ci s’y dévoile comme une illusion qui nous force à réfléchir à notre « être au monde ». Michel Wintsch, lui, a neuf ans et commence à randonner en montagne avec sa famille. Il aime sortir des sentiers battus et laisser sa propre trace dans la neige. C’est une façon de cultiver le sens du jeu, de garder à l’esprit une limite à repousser puis à franchir. Il n’a pas l’ambition de jouer les premiers de cordée, mais cherche des voies inexplorées, qu’elle soient sinueuses ou rectilignes. Cet impératif persistera dans sa musique, qui se joue souvent des frontières stylistiques et des disciplines artistiques. Certes, le piano est son instrument quotidien, et le jazz sa source de prédilection. Mais sa vision du jazz n’est pas close. C’est un territoire imaginaire, une partition intérieure dont il extrait de nouvelles articulations musicales, et dans laquelle il s’efforce à chaque nouveau projet d’injecter du sang neuf. Cette approche traversante caractérise l’œuvre d’un musicien à la patte cinématographique. Son projet mené sous la houlette du SMS en 1998, qui réunissait dans un esprit fédérateur des musiciens tessinois, romands et alémaniques, s’intitulait d’ailleurs « Road Movie ».

La face sud, où se mélangent les chemins
La face sud est sillonnée de nombreux torrents qui se rejoignent après d’innombrables détours. La pente y est douce et réserve bien des surprises au randonneur qui veut improviser son chemin. Quand il était petit, Michel Wintsch adorait jouer au jeu des « legos », à cette époque où l’on rangeait toutes les pièces en vrac dans une caisse pour construire, sans modèle, quelques châteaux éphémères. Il fut ensuite nettement plus attiré par les mondes phoniques des claviers, que par les cours classiques d’instrument. L’école était moins riche de promesses que le moyen d’expression lui-même. Elève peu assidu mais têtu, il a opté pour une maturité artistique, et commencé très tôt à composer des chansons qu’il chantait en s’accompagnant au piano. Cette première veine d’inspiration a abouti après quelques détours à « Monkey’s Touch », groupe rock et pop un peu décalé qui se tailla un succès sur les scènes romandes durant les années 1980. Mais au-delà de l’urgence de la scène, Michel Wintsch devient un musicien qui touche à tout et veut connaître à fond les ficelles du métier. Il est versé aussi bien dans le jazz que dans le classique, dans la pop que dans les musiques afro-américaines. Prince, Pink Floyd, Mingus et Monk le fascinent autant que Debussy et Ligeti. En parallèle, il fréquente le cinéma et le théâtre, et se passionne pour la littérature et la bande dessinée. Il cherche assidûment la voie utile pour articuler les disciplines artistiques et mettre la musique en situation. Cela l’éloigne définitivement du travail d’interprète, et lui fait envisager une œuvre en évolution permanente, basée sur les résonances entre les arts et les résurgences dans le travail de composition.

Ses collaborations dans le domaine du cinéma et du théâtre lui permettent d’avancer sur la voie interdisciplinaire. Avec Alain Tanner, il écrit cinq musiques de film : « Fourbi », « Requiem », « La Femme de Rose Hill », « Jonas et Lila à demain », et « Paul s’en va ». Au théâtre, il participe à des mises en scène et des spectacles qui le plongent dans les mondes d’écrivains tels qu’Ernest Hemingway, Henrik Ibsen, Anne-Marie Schwarzenbach ou Howard Barker pour ne citer qu’eux. Ce travail, fondé sur la dialectique entre la nécessité intérieure et les contraintes extérieures, lui permet de varier ses projets et de vivre principalement de la musique dans un souci d’affinités électives.

Dans le journal de la Société Suisse des Auteurs, Michel Wintsch écrivait ceci dans la rubrique « Et si… » :
« Au fil des rencontres, je m’inscris dans un ensemble. Les idées circulent, le musique se transmet, oralement, ou par une écriture vivante et mouvante, ou par des documents sonores. Nous aimons également travailler avec les bougeurs d’images, avec les montreurs de mots, ou les rêveurs de corps. Régulièrement, et souvent spontanément, on se rassemble pour de grandes fêtes, bacchanales créatrices, ou cuisent, pulsent et s’échangent les idées, en des jams multiples et colorées. Ainsi je découvre, j’ingurgite les œuvres du passé, du présent, je butine aux multiples fleurs de la création humaine, pour fair mon miel. Le plus possible, je m’inscris au présent. »

La face est, où se forge un langage commun
La face est exige de longues marches d’approche dans un terrain où alternent les bois et les pâturages, et où s’apprivoise peu à peu l’altitude. De sa pratique des frontières entre les styles et les disciplines, Michel Wintsch retire un sens de l’accueil propre aux musiques d’improvisation. Friand de rencontres hors de la scène genevoise, il trouve en Suisse alémanique des complices tels que Martin Schütz et Franziska Baumann, puis Christian Weber et Christian Wolfahrt. Avec ces deux derniers, il crée le WWW Trio pour pratiquer la composition dans l’instant, le jeu de rôles et la recherche de l’épure. Leur musique intemporelle, non référencée, résonne parfois comme un standard du jazz à venir. Il est vrai que dans ses projets plus strictement « jazz », Michel Wintsch affectionne l’alternance entre les parties écrites et l’improvisation. Cette dialectique toujours renouvelée est à l’oeuvre dans son autre projet en trio, avec la complicité du contrebassiste Bänz Oester et du batteur Gerry Hemingway. Laboratoire d’expérimentation, le « WHO Trio » est un cheminement qui va de la formation jazz « classique » à l’orchestre d’improvisation, avec des détours improvisés autour de la chanson française traitée comme un standard sans paroles. Les egos se sont progressivement effacés devant le collectif, qui se forge un langage commun par réduction à l’essentiel. C’est pourquoi leur cinquième disque s’intitule « Less is more ». Ce working band acoustique existe depuis plus de dix ans, et représente le jardin secret du pianiste, l’espace dans lequel il peut assumer sa vision personnelle de la prise de risque.

La face ouest, où s’imposent les grands écarts
La face ouest est accidentée et imprévisible. La montagne, éclatée et creusée de ravines et d’éboulis, oblige à de nombreux détours. Michel Wintsch s’y plonge dans l’expérimentation phonique et y réunit des musiciens d’horizons très différents, comme dans le projet « Whisperings », basé sur de grands écarts entre la voix et l’électronique de Franziska Baumann, la guitare bruitiste de Fred Frith et la batterie rock de Bernard Trontin. Cet orchestre a fonctionné comme une expérimentation sonore à distance, dont la manipulation révèle un monde imaginaire étrangement familier. Pendant plusieurs années, Quartier Lointain, un collectif inspiré de la bande dessinée du maître japonais Jiro Taniguchi, avec Béatrice Graf à la batterie et Cyril Moulas à la guitare et à la basse, fut un autre laboratoire musical qui invitait différents chanteurs et rappeurs de la scène genevoise. Il se produisit plusieurs fois avec un duo de vidéastes spécialisé dans la transfiguration des objets quotidiens : « Kitchen Project ». Cet art du détournement des images et des références s’affine aussi dans le duo « Wiwaz» avec le dessinateur de bandes Wazem. Wintsch et Wazem y dialoguent en direct, sur le mode du simultanéisme cher au poète Blaise Cendrars et au peintre Robert Delaunay. Le dessinateur improvise sa partition graphique sur un rétroprojecteur, et le pianiste s’en inspire en suivant la trame de l’instant. Il n’y a ici point d’autre adéquation que le monde symbolique esquissé par les gestes de chaque artiste dans sa propre discipline.

La face nord, où règne la violence des éléments
La face nord est abrupte et ne laisse parfois que peu de place à l’improvisation. Les éléments, qui ne peuvent y être domptés, remplissent votre cœur de beauté. Cette suite pour sextette qui est jouée au Festival de Schaffhouse, représente dans le parcours du musicien l’évocation d’une ascension périlleuse et riche en péripéties. Né d’une carte blanche donnée à Michel Wintsch par l’AMR à Genève, « Face nord » lui permet de renouer avec ses années de formation et de partir à la recherche d’une nouvelle synthèse musicale. Le souvenir du vertige et de la verticalité donne le ton dans cette composition électrique à la clarté d’un horizon en altitude. La musique traduit ici le processus poétique qui veut que lorsque nous randonnons dans la nature, le paysage nous devient peu à peu intérieur. Nous ne sommes plus des objets en mouvement, mais des sujets qui composent leur propre tableau. C’est ainsi que la trame musicale, dramatique, se balance au-dessus du vide. Sur cette tension de tous les instants, la composition est un scénario que les protagonistes transforment en chansons avec ou sans paroles. Une fois arrivé tout en haut, la nostalgie du chemin parcouru oblitère déjà le sentiment du devoir accompli. Pour entourer Michel Wintsch dans cette acension de la face nord du Mont Naïma, on retrouve cinq jeunes musiciens qui incarnent la relève du jazz et des musiques d’improvisation en Suisse romande, et se distinguent déjà dans de nombreux projets personnels.

La musique comme quête spirituelle
Aujourd’hui, outre ses groupes et ses mandats de composition, Michel Wintsch prépare son premier projet musical en solo. Il incarnera certainement la face cachée d’un musicien qui a déjà parcouru de nombreux chemins, et tente de tout reprendre à neuf à chaque aventure. A celles et ceux qui lui reprochent sa versatilité, son opportunisme parfois, arguons que s’il est un solitaire dans l’action, il demeure solidaire dans l’esprit. Son indépendance doit se comprendre en termes artistiques et non pas économiques. Loin des chapelles et des querelles d’héritage qui desservent trop souvent la cause des artistes, il reste concentré sur une approche spirituelle de la musique. Rencontré il y a dix ans pour un entretien sur la composition, il nous confiait ceci: « Au départ, je compose toujours par une nécessité intérieure. Ensuite, il y a un certain nombre d'implications sociales auxquelles je crois. Bien sûr, j'espère influencer de cette façon mes auditeurs, comme je l'ai été par les musiciens que j'ai écouté. L'écoute de certains artistes m'a fait prendre position dans la vie, politiquement et socialement. En écoutant Coltrane par exemple, j'ai pris conscience de l'importance de certaines valeurs qui ne sont pas matérialistes. Au premier chef, c'est la spiritualité qui m'intéresse, toutes les manières d'être présent au monde, et aussi la sensualité par le rythme et par le jeu. De nombreux musiciens proposent des valeurs autres que celles qui sont dominantes dans notre société occidentale. Ceux qui sont adeptes des musiques créatives ont un rôle actif à jouer: ils peuvent exprimer avec intensité, au travers de leur travail et de leur engagement, qu'on peut vivre autrement qu'en ne pensant qu'aux vacances, à l'augmentation du capital, à la retraite ou encore à la gloire. »

Christian Steulet